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Préface aux Mémoires d'Honoré Beulay, Grenadier de la Grande Armée

En 1907, Joseph Beulay fait publier les Mémoires de son grand-père, Honoré Beulay, Grenadier de la Grande Armée, découverts quelques années plus tôt par hasard dans les archives familiales. A cette occasion, il sollicite une Préface du Commandant Driant qui s'empressa d'accepter, trop honoré et ému de pouvoir rendre hommage au grenadier de la Grande Armée.

Ce document présente un triple intérêt: le personnage d'Honoré Beulay qu'on croirait tout droit sorti d'un roman de Danrit; les raisons du choix effectué par Jospeh Beulay de demander une Préface à Driant; et enfin, la Préface elle-même, écrite par Driant, dans laquelle il livre quelques lignes tout à fait intéressantes sur l'Histoire, le tempérament Français et la situation morale de la France en 1907


1) Honoré Beulay, un héros sorti des romans de Danrit


Edition originale des Mémoires d'Honoré Beulay
Edition originale des Mémoires d'Honoré Beulay

Honoré-Philippe Beulay est né en 1789 à Ouzouer-le-Doyen, près du Mans. Incorporé en 1808, à 19 ans, "il partit petit soldat (...) et revint officier du fond de la Russie", non sans rappeler le personnage de Jean Tapin, héros de la 1ère partie de l'Histoire d'une Famille de Soldats écrite par Danrit en 1898. Beulay prendra part au fameux camp de Boulogne avant de marcher vers l'est au sein de la Grande Armée et de combattre la Russie. Capturé à la Bérézina, il ne sera pas exécuté par les Cosaques mais connaîtra une longue captivité de trois années dans un pays alors largement inconnu. Revenu au pays, le rescapé ayant gagné en expérience devra renoncer à regret au métier des armes, pour se consacrer au soin de sa famille. Devenu juge de paix dans sa ville natale, il rédigera ses Mémoires dont l'Introduction éclaire le sens et le projet:

"L'homme subit fatalement les idées de son siècle.

Celui dans lequel nous vivons a été fertile, à ses débuts, en événements considérables. Pendant ses quinze premières années, la scène du monde a été bouleversée par des guerres incessantes, des luttes à outrance, des chocs formidables provoqués par le mouvement ascensionnel des esprits vers les conceptions nouvelles. Tous ont été acteurs de ce drame. Aussi chacun ayant joué son rôle, éprouve-t-il le besoin de mettre au jour sa petite histoire et ne s'en rapporte-t-il qu'à lui-même pour apprécier les événements et critiquer les hommes.

C'est une entreprise bien osée, il est vrai, pour la plupart; mais s'il faut s'élever contre la prétention dont plusieurs font preuve en s'érigeant en censeurs arrogants, alors que rien ne les désignait pour cette tâche, il n'y a pas lieu de regretter, à d'autres points de vue, cet essor de Mémoires particuliers. Il est bon en effet que chacun apporte sa petite pierre à l'édifice de l'Histoire Nationale, et augmente la réserve où les générations futures, avides de vérité, viendront chercher des matériaux.

A mon tour je me laisse entraîner par le courant qui me porte à entreprendre le récit de ma vie militaire.

Ce n'est pas certes que le sujet soit très brillant, que je me sois couvert de gloire, ni même que j'aie pris la plus minime part à ces grandes victoires de l'Epopée Impériale qui auront un retentissement immense jusqu'à la fin des âges.

Hélas! non. Alors que je ne rêvais que de batailles et de lauriers, la noire guigne m'a immobilisé sur la place d'exercice, sous la guérite ou au fond des bureaux. Et quand il me fut enfin donné de passer la frontière, ce fut pour m'enfoncer dans les steppes sauvages de la Russie, peiner au milieu d'une série de petits combats obscurs, assister à la débâcle de la Grande Armée de Moscou et me voir sacrifié, avec ma division tout entière, pour tenter de sauver quelques traînards; enfin l'épaulette que j'avais si péniblement conquise, la restauration ma l'a brutalement arrachée, à mon retour d'une longue captivité.

Mon congé, on le voit, fut donc plein de déboires.

Pourtant, si je prends la plume, ce n'est point pour récriminer contre le sort. A la Patrie qui saignait, lequel de ses fils oserait reprocher de l'avoir oublié dans le rang? Comme si toutes les places n'étaient pas bonnes au soldat pour témoigner qu'il aime! Comme si, aux yeux de la Mère-Patrie, le dévouement du simple grenadier avait moins de valeur que celui des grands chefs! Comme si ce n'étaient pas tous ces coeurs de troupiers battant sous la bretelle du sac, qui, emportés par le même élan, ont rendu possibles tous les grands gestes de la France!

Non, si je veux revivre cette époque terrible et fixer le souvenir des maux que nous avons soufferts, ce n'est pas pour me plaindre de compensations qui ne sont point venues.

Mon but est plus élevé.

Tout en cherchant à intéresser mes petits-fils et à satisfaire leur curiosité légitime, je voudrais qu'il se dégageât de ces pages, une leçon salutaire.

Au cours de cette sinistre campagne, où devait s'effondrer la fortune de Napoléon, nous sommes descendus au-dessous des bornes de la misère la plus affreuse, ayant eu à lutter non seulement contre un ennemi féroce et exaspéré, mais encore contre la famine quotidienne, contre la maladie, contre un froid si rigoureux qu'il suffisait parfois de quelques minutes de découragement et d'inaction pour passer de vie à trépas. Les trois cent mille soldats qui ont jalonné la route suivie par la Grande Armée attestent qu'on ne peut imaginer plus grand débordement de maux de toutes sortes s'acharnant sur une troupe.

Or, si certains d'entre nous sont parvenus à se tirer de ces abîmes, à sortir à peu près indemnes de ces hécatombes, sans nier qu'ils le doivent beaucoup à leur étoile, je prétends, pour l'avoir constaté, qu'ils en sont surtout redevables à leur propre énergie. S'ils se sont sauvés, c'est qu'ils se sont raidis, c'est qu'ils étaient absolument décidés à survivre; c'est qu'ils ne se sont jamais abandonnés au désespoir et qu'ils ont entretenu vivaces dans leur coeur la confiance en la Providence et l'amour du Drapeau, ce double culte qui rend l'homme vaillant et fort et lui permet de surmonter les plus effroyables difficultés.

Telle est l'idée, mes chers enfants, que je voudrais cheviller dans votre âme. Voilà pourquoi, après un repos de trente-quatre ans , reprenant mon carnet de route, faisant appel à ma mémoire encore tout imprégnée de ces grands souvenirs, je vais essayer de les évoquer et conter dans le meilleur ordre qui me sera possible, le long enchaînement de mes aventures.

Ouvrez sans appréhensions le livre du grand-père. Il ne se montrera ni trop sermonneur, ni trop austère. C'est la vie au jour le jour d'un soldat de l'Empire qui va se dérouler sous vos yeux, avec ses alternatives de journées monotones consacrées aux infimes besognes qui préparent à la guerre, et des jours enfiévrés par l'ardeur des combats; avec ses jeûnes opiniâtres et ses franches lippées; avec bien des tracas suscités peut-être par la raideur de son caractère, son désir immodéré de mouvement, et le touchant tableau d'une amitié la plus douce qui fut jamais; avec des heures atroces, à se croire en enfer, et puis des envolées au pays des rêves; des charges de cosaks, des poursuites de brigands et des semaines passées comme hôte d'une fée, d'une délicieuse princesse, dans un palais enchanté.

Voyez, si j'en ai à vous dire!

Mais au milieu de cette succession d'événements, de ces contrastes extravagants, n'oubliez pas l'idée maîtresse qui m'inspire.

Je prie Dieu qu'il vous tienne éloignés des chemins de traverse. Mais si vous veniez à rencontrer l'épreuve, dites-vous en songeant au grand-père et à ses compagnons, qu'avec du calme, de l'énergie et le secours d'en-haut, l'on peut se tirer du plus mauvais pas... à moins que la Patrie, ayant besoin de sang pour maçonner quelque grand oeuvre, vous fasse l'honneur de demander le vôtre.

Oh! Alors, chers enfants, chacun de vous n'aurait qu'à se dresser fier et répondre: Présent!"


On croirait entendre, dans ses accents, et dans cette expression "mes chers enfants", la voix de Danrit; c'est en tout cas le même élan qui anime les deux auteurs pour instruire les générations nouvelles, en nourrir les vertus morales et les préparer aux éventuelles épreuves de demain.


2) Driant, un écrivain de la trempe et de la même veine que Beulay


Dans son Avant-propos, Joseph Beulay revient sur les raisons de son choix de confier la Préface des Mémoires de son aïeul au commandant Driant :

" (...) Le livre ainsi mis au point et égayé autant qu'il était en mon pouvoir (d'illustrations reproduites à partir de gravures), il me restait à lui trouver un parrain qui voulut bien le doter d'une préface, le présenter aux lecteurs et le faire profiter d'un peu de son haut renom...

Tandis que je consultais la liste de nos grands écrivains militaires et que je me demandais auquel je m'adresserais, avec le plus de chances de succès, mon attention fut éveillée par une série d'études remarquables sur les manoeuvres allemandes en Silésie, publiées dans L'Eclair du 10 au 24 septembre 1906, sous la signature du commandant Driant.

Dès le premier article, je fus empoigné par ses phrases imagées, alertes et vibrantes comme de joyeuses claironnées, je me sentis attiré vers ce coeur de patriote, tout rempli de grands souvenirs de notre histoire, vers cet officier déjà blanchi sous le harnois qui s'attendrissait en songeant aux anciens, couchés, depuis le 26 août 1813, dans ces ravins de Katzbach, de lugubre mémoire, et qui cherchait, pour les fleurir, les croix des tombes françaises épargnées par le temps.

Les autres articles achevèrent de lui gagner mon coeur. dans l'un d'eux, après avoir évoqué le passé, rappelé la bravoure de ces petits conscrits de 1812, qui avaient quitté la France sans savoir charger leur fusil et qui émerveillaient les officiers Prussiens par leur sang-froid, le commandant Driant regarde le présent avec mélancolie.

"Il est un élément qui a diminué, dit-il, c'est le courage, l'esprit de sacrifice, le mépris du danger et de la mort. Et pourtant, c'est avec tout cela qu'un peuple devient grand. C'est parce qu'ils ont éparpillé leurs cendres sur toutes ces terres lointaines, que les peuples admirent et craignent toujours les petits-fils de la Grande Armée...

Et c'est à ces vertus de jadis qu'il faudra revenir, vous qui voulez commercer, travailler et jouir en paix, parce qu'avant de jouir, il faut être assez fort pour être sûr de vivre!"

Eh! mais n'est-ce point là l'idée maîtresse qui souffle à travers l'ouvrage d'Honoré Beulay, l'idée qu'il brûlait de nous transmettre, dont ses veilles avaient été obsédées jusqu'à ce qu'il se fût décidé à prendre la plume pour lui donner un corps?

Emporté par le même essor vers le même idéal, de la même trempe que ces sublimes grognards, n'ayant connu comme les conscrits de 1812 que la désillusion, pas plus qu'eux ne se laissant abattre pourtant ni aller à la désespérance, le commandant Driant était bien le parrain que j'avais rêvé.

Mieux qu'aucun autre, je le sentais, il saurait apprécier l'entrain merveilleux et l'énergie surhumaine des soldats du 36e et magnifier leur héroïsme. Plus que tout autre, l'ancien capitaine Danrit, l'auteur célèbre de la Guerre de Demain, de la Guerre Fatale, de l'Invasion Jaune, de toutes ces oeuvres hors ligne qui non seulement l'ont rendu sympathique à tous ceux qui aiment notre armée, mais qui ont porté son nom au-dessus des frontières, jusqu'aux extrémités du monde, le commandant Driant avait qualité, s'il daignait s'intéresser à l'oeuvre du grand-père, pour le sortir de l'ombre, la mettre en lumière et arrêter un instant sur elle l'intérêt bienveillant de ceux aux mains de qui elle allait tomber.

Sans hésiter, je lui présentai ma requête. Il l'accueillit avec une rondeur toute militaire et une exquise amabilité. Bientôt, il m'adressait la belle lettre que vous allez lire, qui restera l'honneur de ce volume et qui remplit si bien le but désiré.

Qu'il veuille donc bien trouver ici l'expression la plus vive de ma reconnaissance.

(...)"


3) La Préface du commandant Driant

" « Notre époque n’est plus aux mémoires ni aux souvenirs de guerre. Je le déplore, car les mémoires, et ceux du Premier Empire notamment, ont fait fureur, il n’y a pas si longtemps. Si nous étions au lendemain du succès des deux volumes de Marbot, ou des cahiers de Coignet, je donnerais de suite au public, au grand public, le récit fort intéressant de la longue odyssée d’Honoré Beulay, mais nous en sommes loin, les lecteurs vont ailleurs ; la mode a passé ; elle court aux choses gaies et l’éditeur n’est que l’écho de l’actualité du goût.

Tous mes regrets donc, cher ami, et à plus tard peut-être, si la roue tourne. »

Telle est en substance la lettre que m’écrivait un grand éditeur parisien dont l’hospitalité aux belles choses est cependant proverbiale et à qui j’avais demandé d’éditer les Mémoires d’Honoré Beulay. Dans ces quelques lignes, il y a la lugubre constatation d’un état d’opinion attristant au plus haut point, il y a la mesure du chemin parcouru, pendant ces vingt dernières années, par les doctrines pacifistes et humanitaristes, il y a surtout la notion d’affaiblissement des caractères et de dévirilisation de notre pays.

Car s’il est une source à laquelle la jeunesse française devrait en tout temps – aujourd’hui surtout – puiser le culte et la pratique des vertus ancestrales, c’est dans ces témoignages vécus, rapportés des quatre coins du monde par d’héroïques aïeux ; c’est dans les Mémoires que l’on trouve les enseignements les plus vrais. C’est dans la simplicité de la vie quotidienne de leurs auteurs, c’est dans les élans provoqués en eux par les grands événements, c’est dans l’esprit de renoncement et de camaraderie qui faisait nos pères si grands aux heures de défaite, c’est dans ces récits sans grandiloquence et sans prétention que l’on comprend le mieux la mentalité des générations.

On a appelé les Mémoires « les Miettes de l’Histoire ». Le terme est inexact, ils ne sont pas, une fois l’histoire écrite, ce qui reste à glaner par l’historien ; ils sont une partie des éléments mêmes dont cet historien doit se servir pour donner à son œuvre la note vraie et le coloris de l’époque.

A ce titre, les Mémoires d’Honoré Beulay qui partit petit soldat d’un village de Beauce et qui revint officier du fond de la Russie, eussent été de ceux qu’un peintre de la grande épopée eut consulté avec fruit.

On le sent fidèle d’un bout à l’autre, ce journal du grenadier de la Grande Armée. Il ne vise pas l’effet, et cependant y arrive ; il impressionne comme une page de roman.

Il impressionne parce que celui qui l’a écrit montre partout une âme droite et sans complexité ; parce qu’on le sent éloigné de tout sentiment de vanité personnelle ; quand Honoré Beulay, rentré au pays, a pris la plume, il s’est dit : « J’ai vu tout de même des choses que personne ne reverra jamais plus et dont la postérité parlera certes ; peut-être mes enfants et petits-enfants en liront-ils plus tard le récit avec intérêt ; revoyons donc nos notes et tâchons de revivre un peu tout cela pour les distraire et les instruire. »

Vous n’avez pas voulu, Monsieur, que ces pages écrites pour vous et vos enfants restassent confinées dans le cercle étroit de votre famille, sous forme d’un manuscrit que le temps eût jauni, que l’avenir eût enfoui peut-être fort avant dans l’oubli. Laissez-moi vous en féliciter et, comme ancien officier, pour les camarades qui auront la bonne fortune de le lire, vous en remercier.

Laissant de côté les grands éditeurs, le goût du jour pour « les choses gaies » et la mode qui n’est plus aux Mémoires, vous éditez vous-même ce journal de votre aïeul et vous l’accompagnez de vues, de dessins qui l’égayent, le complètent et font de cette restitution un voyage aussi attrayant qu’émouvant.

Quelle belle humeur et quel entrain soutenu au cours de ce récit ! Comme c’est bien le soldat français de la belle époque, celui qui partait au cri de « Vive la Nation ! » celui qui a essaimé partout le renom de la Grande Armée, celui qu’on n’a pas oublié sur les grandes routes d’Allemagne et dans les steppes russes, car aujourd’hui encore, dans l’isba du moujick, il n’est pas rare de rencontrer à côté des icônes, de grossières lithographies de grenadiers français, et l’an dernier, en Silésie, je m’étonnais de voir partout le buste de Napoléon Ier à côté de celui de Frédéric II.

Mais surtout quelle belle leçon d’énergie nous donne votre grand-père, monsieur, lorsque sonne, au milieu des neiges et sous les coups de l’hiver Moscovite, le glas de la Grande Armée !

« Si je me suis sauvé de cet abîme, dit-il lui-même, c’est que je me suis raidi, c’est que j’étais absolument décidé à survivre ; c’est que j’ai entretenu vivaces en moi la confiance en la Providence et l’amour du Drapeau, ce double culte qui rend l’homme vaillant et fort et lui permet de surmonter les plus effroyables difficultés. »

Le secret de l’endurance de ces héros légendaires, le voilà dans ces deux dernières lignes simplement écrites : les hommes qui ont accompli ces grandes choses, avaient un idéal. Les uns étaient croyants, les autres des patriotes. Honoré Beulay était l’un et l’autre, et, jusqu’au bout, il fit ce que lui conseillait l’honneur militaire.

Dans les impasses les plus terribles, aux heures les plus désespérées, sur les bords de la Bérézina comme pendant sa captivité, jamais il ne s’abandonne.

Des désastres qu’il a vus, des défaillances dont il a été le témoin, il ne nous cache rien. Sa peinture est navrante lorsqu’il nous montre un colonel, abandonnant son Régiment un jour de combat, et obligé plus tard, en le croisant pendant la déroute, à défiler sous ses huées.

Mais des lâchetés comme celle-là étaient alors des exceptions qui confirment la sincérité du narrateur en même temps que la vaillance de la masse.

Et j’admire comment, arrivé au point culminant de son récit de guerre, votre aïeul nous raconte sans phrases, les héroïques péripéties qui aboutirent à sa captivité.

Honoré Beulay appartenait à la Division Partouneaux, division sacrifiée par Napoléon pour arrêter la poursuite près de Studianka. Réduits à 3.000, les grenadiers furent entourés par les 100.000 Russes de Wittgenstein, de Kutusof et de Platow.

Placé en flèche avec son Régiment, sur lequel s’acharne l’artillerie ennemie, Honoré Beulay est envoyé par son chef de corps au général, pour lui exposer la situation.

« Je défilai devant les avant-postes russes, qui nous enserraient de plus en plus, dit-il. Nombre de tireurs exercèrent leur adresse sur ma maigre silhouette ; ils me firent même l’honneur de plusieurs salves ; pas une balle ne m’atteignit et je pus porter mon message à l’Etat-Major. »

Mais les batteries russes resserrent encore leur cercle ; les voilà tout près ; les bataillons français confondus, entassés dans un fond de vallée, leur servent de cible ; tous les coups portent :

« Les boulets tombaient sur nous comme des grêlons par un temps d’orage. C’était une vraie boucherie. J’étais couvert de la tête aux pieds du sang de mes voisins, et affolé, abasourdi par cet horrible tintamarre fait de cris des blessés, du râle des mourants et du grondement des canons, je me tâtais, me demandant si je ne rêvais pas. »

Il ne sa tâte pas longtemps :

« Nous nous ruons sur l’ennemi à travers la mitraille, poursuit-il, et à grands coups de bayonnette et de crosse de fusils – car nous n’avions plus de cartouches – nous forçons les Russes à reculer. Puis nous nous formons en carré. Il était 10 heures ½ du soir. »

Le général Russe, honteux de cette tuerie, fait cesser le feu et envoie un parlementaire : vouloir résister à des centaines de mille hommes était folie, faisait-il dire aux grenadiers. Les Français avaient fait preuve suffisante de bravoure et ils ne devaient pas se faire massacrer inutilement.

« On renvoya l’officier russe sans le laisser aller jusqu’au bout, raconte Honoré Beulay. Dès qu’il eut les talons tournés, les officiers survivants tinrent conseil et il fut résolu que nous résisterions jusqu’à la mort. Perdus pour perdus, nous aimions mieux sortir de cette impasse par la porte glorieuse ! »

Ah ! Les braves gens ! s’écrie-t-on en lisant de pareils traits d’héroïsme : mais ce n’est pas seulement l’admiration qui nous arrache ce cri, comme au jour de Sedan la vue de la charge de Marguerite l’arrachait à Guillaume Ier ; c’est l’émotion ; une émotion saine, fortifiante, qui nous prend aux entrailles à la pensée que ces braves sont de notre race et de notre sang, que par eux le nom Français a été grandi, que par eux a été écrite la page la plus glorieuse de notre histoire militaire.

Honneur à la Grande Armée !

Honneur au lieutenant de Grenadiers Honoré Beulay !

Et de quelles malédictions n’est-on pas tenté d’accabler ceux qui tuent aujourd’hui, chez les descendants de ces grands aïeux, les qualités natives du Français, le mépris de la mort, l’esprit de sacrifice et la belle humeur qui nargue le danger.

Mais je suis bien tranquille sur les résultats de la propagande antimilitariste qui se poursuit à l’heure où j’écris ces lignes. Le bon sens public en fera justice quand sonnera l’heure du danger, et le vieux sang gaulois fera battre à nouveau tous les cœurs, quand le canon tonnera aux frontières.

Nous subirons encore des crises ; révolution sociale, guerre intérieure, c’est le sort des nations ; mais je ne puis croire à la fin de la France : un peuple comme le nôtre ne meurt pas en cinquante ans !

Une génération viendra qui s’inspirera des paroles du Président Roosvelt :

« Toutes les grandes races dominatrices ont été des races guerrières. Celle qui perd les rudes vertus militaires a beau continuer à exceller dans le commerce, la finance, les sciences et les arts, elle a perdu sa place au premier rang. Aucun triomphe pacifique n’atteint à la hauteur des grands triomphes de guerre. »

Et les pacifistes d’aujourd’hui s’apercevront de la vérité de cette parole :

« L’amour de la paix est une vertu ; la volonté de la paix à tout prix est une lâcheté. »

Vous, Monsieur, qui portez le nom du vaillant auquel nous devons ces Mémoires, soyez remercié pour la pensée qui vous a guidé, en les publiant, vers l’auteur de la Guerre de Demain.

C’est un honneur que vous m’avez fait en me permettant de placer mon nom à côté de celui d’Honoré Beulay.

J’appartiens à une génération qui, entrée dans l’armée après la guerre de 1870, a vécu trente-six ans sur l’espoir de la revanche et s’éteindra sans l’avoir vue.

Puisque l’avenir a démenti nos espoirs de jeunesse, qu’au moins les souvenirs d’un passé glorieux nous consolent des tristesses du présent."


Paris, Mars 1907 "



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