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La préface à la Guerre possible, un cri d'alarme

En 1906, alors que la tension est à son comble à l'occasion de la crise marocaine entre la France et l'Allemagne, et que la conférence internationale d'Algésiras n'a pas encore rendu ses conclusions, Paul Combes publie, anonymement, sous l'étiquette "Un Diplomate", un ouvrage qui décrit ce que serait, en 1906, une confrontation armée entre la France et l'Allemagne. Il sollicite une préface du Commandant Driant qui vient de quitter l'armée, quelques mois plus tôt, suite à l'affaire des fiches, et s'engage en politique. Dans cette riche et intéressante préface, Driant offre un tableau inquiétant de l'état moral de la France et de son armée, et pousse un cri d'alarme. On est bien loin de l'enthousiasme des premiers écrits de Danrit qui appelait de tous ses voeux la revanche tant attendue qui rendrait à la France les provinces perdues; même si la foi en l'esprit français et en sa capacité de sursaut demeurent au final intacte.


"Mon Cher Diplomate,

Voilà une étude qui arrive à point et un livre qui répond bien à la question angoissante de l'heure présente:

LA GUERRE POSSIBLE!

Oui, il y a dans l'air un malaise indéfinissable et ce malaise va croître lentement, sourdement.

Les regards de tant de Français qui se portaient vers la légitime conception d'une société refaite avec plus de justice, qui s'égaraient même vers les nuageuses visions d'un pays cachant la déchirure de sa frontière sous un rameau d'olivier, ces regards-là vont se reporter vers le rempart de poitrines qui seul peut sauvegarder l'intégrité de notre sol.

Ces Français-là vous liront, cher Diplomate, et en fermant le livre, ils se diront qu'avant de faire des embellissements à la maison nationale, il faut avant tout l'empêcher de flamber.

Primo vivere!

Ce sera la revanche de l'armée.

En montrant avec une clarté qui n'exclut pas le luxe des détails techniques et des chiffres nécessaires la situation des deux peuples en présence, vous aurez rendu un vrai service à ceux de nos compatriotes à qui on n'impose pas une opinion toute faite et qui demandent seulement pour la forger eux-mêmes, qu'on leur mette sous les yeux toutes les données du problème.

Vous leur avez donc parlé des forces militaires de la France et de l'Allemagne, en les comptant, en les soupesant, d'après les données les plus récentes et les plus sûres, en invoquant les opinions les plus autorisées, comme celle du Général Langlois, notre Grand Maître actuel en matière de tactique.

Vous avez fait entrer en ligne de compte dans cet exposé si méthodique et si complet, non seulement les alliances probables, mais encore cet élément de plus en plus envahissant de la guerre moderne, l'élément financier.

Et vous avez terminé comme je le faisais moi-même il y a vingt ans quand j'écrivais La Guerre de Demain, par ce mot de confiance qui était alors notre cri de ralliement à tous.

A cette époque-là, il vous en souvient, l'affaire Schnoebelé avait, comme aujourd'hui celle du Maroc, fait tressaillir tous les Français.

Les bruits de guerre eurent même plus de consistance alors, que ceux dont le pays est traversé aujourd'hui à la façon de ces éclairs qui jaillissent de loin en loin sans bruit dans un ciel lourd; c'était un véritable orage qui montait à l'horizon de 1886, et je ne puis me souvenir, sans émotion, de ces nuits passées au Ministère auprès du Général Boulanger, dont les doigts avaient un imperceptible tressaillement quand ils ouvraient une dépêche venant de Nancy.

Mais à cette heure-là, le mot de confiance était sur toutes les lèvres et dans tous les coeurs. Je les ai entendus, tous ces braves gens, criant au chef de l'armée de tous les coins du pays: "qu'is viennent donc!" Je l'ai connue cette armée, unie, confiante, enthousiaste, et mon impression d'alors était restée si profonde que, pendant dix-huit ans, je continuai à jeter aux Français qui me lisaient et aux soldats que j'instruisais le sursum corda de ma jeunesse.

Le jetterais-je encore aujourd'hui?

* * *


Il manque un chapitre à votre livre, mon cher Diplomate. Vous y avez songé, certainement, mais après avoir parlé de la préparation matérielle à la guerre, quand vous vous êtes trouvé en présence de cet élément impondérable, variable, insaisissable qu'est le moral du pays et de l'armée, vous vous êtes arrêté, inquiet!...

Cet élément-là est beaucoup plus difficile à préciser que l'autre; je vous connais assez pour savoir que la difficulté ne vous eut pas arrêté, mais vous avez dû craindre, d'une part d'être insuffisamment documenté, de l'autre, de ne pouvoir finir votre livre par ce mot de confiance que vous vous étiez assigné comme conclusion.

Et j'imagine qu'en me demandant une préface, vous vous dites: "un officier qui vient de quitter l'armée et qui, pendant sept ans y a été chef de corps, doit pouvoir parler du moral de l'armée. Il comblera en partie la lacune voulue de mon livre."

Eh bien! oui, mon cher Diplomate, je répondrai à votre invitation tacite, parce que j'estime qu'il y a des heures où c'est un devoir de parler et qu'il ne faut pas recommencer l'histoire "du bouton de guêtre" de funeste mémoire.

Je le ferai d'ailleurs, très brièvement et, surtout, je saurai m'abstraire, croyez-le bien, des considérations d'ordre personnel qui pourraient faire dire "c'est un aigri qui parle."

Non, c'est un soldat qui aimait passionnément l'armée, qui avait espéré lui consacrer toute sa vie et qui ne l'a quittée que pour mieux la défendre, c'est un soldat qui vient dire à nos gouvernants: "Hâtez-vous d'enrayer le mal dont souffre l'armée, ou bien rayez le mot de CONFIANCE que vous écrivez imprudemment sur la page encore blanche du livre du destin."

Ce mal il revêt trois formes:

Les prédications antimilitaristes pour les soldats,

L'arrivisme pour les officiers,

La délation pour tous.

On s'était imaginé que les théories d'Hervé ne rallieraient que quelques énergumènes, et on s'étonne aujourd'hui qu'elles fassent déjà tant de ravages dans les masses ouvrières: on avait compté sans la lâcheté, sans l'amour du bien-être qui amène une nation, après une longue paix, à ressembler à ces êtres adipeux, envahis par la graisse, et uniquement soucieux de bonne chère et de calme digestion.

Le mal s'étend: il a pénétré les couches profondes de l'armée.

Rien ne sert de le nier.

On me dira: "Il ronge aussi nos voisins". Je n'en sais rien et Bebel, dans tous les cas, a dit que le socialiste allemand marcherait quand même contre la France. Soyez sûr qu'il sera obéi.

Je dis que le soldat français, le premier du monde, quand on sait bien le prendre, commence à douter, et que là est le danger.

Malgré les efforts des officiers qui s'ingénient à lui inspirer confiance et qui déploient encore et malgré tout un zèle qu'on soupçonne à peine au dehors, ce petit soldat se demande s'il ne moud pas à vide dans cette grande machine où il est engrené et s'ils n'ont pas raison les tentateurs qui lui soufflent à l'oreille. "Tu ne sers à rien ici: tous les peuples sont frères, et si l'on te commande de marcher à la frontière, rappelle-toi que l'ennemi, c'est l'officier qui te montre la route!"

Contre ces tentateurs-là, soyez impitoyables!

Et notez bien que je ne confonds pas dans ma réprobation les misérables comme Hervé avec des lutteurs comme Jaurès. regardez-le bien celui-là. Je ne le connais point, mais, à certains indices, je devine les angoisses de son âme. Soyez-en sûr: depuis quelques temps, déjà, il est effrayé devant l'oeuvre de désagrégation à laquelle il a participé, emporté par la magie de son verbe, poussé par des forces invisibles qui utilisaient sa maîtrise de parole; de là ses hésitations, ses contradictions, et le jour n'est peut-être pas loin où voyant l'abîme, il se frappera la poitrine en disant: Français d'abord!

L'arrivisme chez les officiers: qu'en dirai-je, sinon qu'en voulant à toute force coller sur leur dos cette étiquette de républicain, on a soulevé parmi eux des appétits et des rancunes dont souffre le corps tout entier? Qu'avait-on besoin de les différencier ainsi? Que pouvait-on leur demander de plus que le dévouement exclusif à leur devoir militaire et à leur tâche d'éducateurs des générations françaises? Il y avait parmi eux des représentants de toutes les classes sociales. C'était une grande école d'égalité et de fraternité. A l'heure où je parle, le corps d'officiers comprend des méprisés et des snobs en petit nombre mais parlant haut, des découragés et des silencieux qui forment la masse et qui voient peu à peu s'éteindre au fond d'eux-mêmes la petite flamme, qui fait faire les grandes choses.

Voilà où nous en sommes!

Et la délation? ah! l'ignoble mot et l'abominable pratique! Oui, je le dis bien haut, ceux qui ont introduit dans l'armé ce germe d'envie, ce ferment de haine, ceux-là pourront plus tard se dire, si la guerre possible devient la guerre fatale, qu'ils sont les artisans de notre perte.

Et il faut dès maintenant les marquer au front, car les ravages de leur système sont plus profonds cent fois que le public ne se l'imagine. Vous qui voulez absolument fermer les yeux à la réalité, même à cette heure dramatique où toues les oreilles se tendent vers les bruits du Rhin, demandez-vous donc, si la guerre éclatait demain, comment marcherait un Régiment dans lequel la camaraderie - ce ciment des armées - serait remplacée par la haine. Et où avez-vous vu combattre côte à côte et mourir ensemble deux hommes entre lesquels se dresse la barrière du mépris?

Oui, le mal est grand, mais précisément, il faut le regarder en face, et il est encore facilement et rapidement réparable.

Au nom de la Patrie, qu'on le répare sans perdre un jour!

Qu'on donne à l'armée pour chef un des siens, un de ces travailleurs à l'esprit large et fécond dont la politique n'ait pas terni l'idéal militaire. Il y en a.

Que ce chef donne à tous l'impression que cette odieuse politique est bannie de l'armée; qu'il fasse rentrer dans l'ombre et abandonne à leur repentir, s'ils en sont encore capables, les indignes et les méprisés. Que le petit soldat soit tenu à l'écart de cette contamination qui a l'Yonne pour foyer et la lâcheté pour mot d'ordre. Et la confiance renaîtra vite, car, on l'a dit souvent, notre France est la terre classique des sursauts d'énergie et des renouveaux d'enthousiasme.

Que la lutte électorale prochaine se fasse donc sur ce mot sacré: patriotisme! et sur cet autre mot qui en est inséparable: liberté! Une Chambre ayant de pareilles assises pourrait regarder en face la guerre possible.

Si l'heure présente est si grave, si elle traîne avec elle de si lugubres appréhensions, c'est parce que chacun sent l'Armée affaiblie, le Gouvernement inquiet, l'Autorité absente.

A l'heure où j'écris cette préface, l'Allemagne ne veut rien entendre et la conférence d'Algésiras semble devoir se séparer sans avoir abouti.

Que va-t-il advenir?

La guerre n'éclatera pas pour cela demain, mais de qui dépend-elle et comment tournera-t-elle si nous restons dans le statu quo?

Qu'on me permette une comparaison:

Deux hommes sont lâchés dans un bois au petit jour et chacun d'eux est muni d'une carabine pour un des ces duels à l'américaine qui consiste à se chercher et à se fusiller jusqu'à ce que mort s'en suive.

L'un d'eux, un gros blond placide, est décidé à l'offensive. L'autre, un petit brun nerveux, se promet, quoi qu'il arrive, de ne pas tirer le premier.

Le bois est grand et le duel peut durer toute la journée.

Je vois d'ici le gros blond s'installer tranquillement au pied d'un arbre, buvant, mangeant, se reposant et prenant des forces, certain que l'autre ne viendra pas le déranger; puis, en possession de tous ses moyens, se mettant à la recherche de son adversaire.

Et celui-ci? Pendant toute la journée, il est resté derrière son arbre, frémissant au moindre bruit, le doigt sur la détente, et il est fatigué, nerveux, il a les yeux troubles quand sonne l'heure dont il n'a pas su être le maître.

Ainsi allons-nous vivre sans doute pendant plusieurs mois.

L'empereur allemand dira à ses officiers: "Ce n'est pas pour aujourd'hui, n pour demain. Travaillez, produisez, apprêtez-vous! Quand je jugerai le moment venu, je vous préviendrai."

Chez nous, dans l'attente de cet inconnu qui va peupler notre politique de fantômes inquiétants, les affaires vont se ralentir, le malaise croître et le pays s'affaiblir.

Qu'on profite au moins de ce répit, qui est peut-être notre veillée des armes, pour remettre l'armée sur pied! Qu'on lui rende confiance et justice; qu'elle reprenne en un mot sa place dans ce pays guerrier qui étonna le monde par sa bravoure et qui le déconcerte aujourd'hui par sa veulerie!

Et peut-être qu'alors la guerre possible deviendra la guerre impossible!"

Commandant Driant - Mars 1906


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