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Les Saint-Cyriens chez eux

  • Photo du rédacteur: Andrit
    Andrit
  • 20 oct.
  • 19 min de lecture

Dernière mise à jour : 21 oct.

En 1896, le Capitaine Danrit publie un article présentant la vie quotidienne des Saint-Cyriens dans "Le Monde Moderne", la revue mensuelle illustrée publiée par Albert Quantin. Cet article très concret et vivant fait écho à certains passages de son roman "Le Petit Marsouin", 2e période de la trilogie "Histoire d'une famille de Soldats", dans lequel Danrit peignait les débuts d'un jeune Andrit - bien proche de lui - faisant ses premiers pas à l'Ecole.

S'appuyant sur sa propre expérience d'élève-officier, de 1875 à 1877, et de capitaine instructeur, de 1892 à 1896, il rend hommage à la générosité de ceux qui s'instruisent pour vaincre et salue les sacrifices consentis par ceux dont sortira peut-être, demain, le général vainqueur!


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Saint-Cyr!

A l'évocation de ce mot, le Parisien voit déboucher le dimanche sur la place de la gare Montparnasse la bande joyeuse des plumets rouges et blancs. Les Saint-Cyriens vifs, légers, pimpants, s'abattent sur Paris comme une volée de moineaux, grisés de soleil, se hâtent par petits groupes dans la Rue de Rennes et s'égrènent rapidement dans Paris. Ils mettent pour un jour sur les boulevards, dans les restaurants et les cafés, la note particulière de leur uniforme où les épaulettes rouges du soldat se marient au bleu du shako et où la grenade d'or remplace au collet le numéro du régiment.

Puis, le soir venu, on les voit réapparaître dans les environs de la vieille gare; des fiacres à demi emballés amènent les retardatairesn car c'est faute grave que rentrer tardivement, et à neuf heures et demie ils s'engouffrent sur les quais. Vers l'ancienne maison de Saint-Louis, que fonda Mme de Maintenon pour les jeunes filles nobles, un train les emmène, éparpillant dans la nuit en clameurs joyeuses les derniers échos d'une journée libre à laquelle ne ressembleront guère les six jours suivants.

Voulez-vous les voir à l'oeuvre pendants ces six jours? Voulez-vous vous rendre compte de ce qu'est la vie du futur officier? comment sont remplies ces journées dont chaque minute a son emploi? comment enfin, suivant l'énergique et concise inscription gravée sur le marbre au-dessus de la salle d'honneur : Ils s'instruisent pour vaincre.

Suivez-nous dans les couloirs de l'immense caserne, et montons jusqu'au Grand Carré. Là est le centre de l'Ecole. Sur ce grand vestibule aux lourdes colonnes, débouchent les études et les escaliers conduisant dans les chambres; là encore les portes du cabinet de service où s'élaborent les écritures : celui du capitaine de service et du lieutenant de garde chargés de la discipline et de la police à l'intérieur. Au mur, un merveilleux tableau de Philippoteaux; puis le portrait de Canrobert offert par ses enfants, au lendemain de la mort du dernier des maréchaux; enfin une page splendide, oeuvre de Bettanier : sur l'un des champs de bataille de 1870, autour de Metz, un jeune Saint-Cyrien, tête nue, assiste, avec sa mère en deuil, à l'exhumation de quelques ossements au milieu desquels brille une épaulette d'or; à terre une croix en bois portant cette inscription à demi effacée : un officier français. Et le vers de Virgile flamboie sous le cadre d'or : Une postérité vengeresse sortira de nos os. - C'est le mort qui parle et déjà la fils est en route sur la voie qu'il a tracée.

La postérité vengeresse dont parle le poète, c'est à Saint-Cyr qu'elle se prépare au rôle que l'avenir peut lui tracer demain.

Il est cinq heures du matin, et soudain au milieu du grand silence, le réveil est sonné par le clairon de garde : dans le lointain des couloirs, un tambour lui répond et une sourde rumeur commence à grandir dans les étages supérieurs... ; le roulement produit un effet instantané, car les gradés préposés à leur surveillance se croiraient déshonorés s'ils les laissaient une demi-minute "carotter le traversin".

Debout les hommes!...

Et de tous les lits bondissent les dormeurs arrachés à leurs rêves. Dans les autres chambres les

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anciens se pressent moins : ils ont dix minutes, et avec la pratique du "débrouillage", ils savent qu'il ne leur en faut que sept pour s'habiller et descendre aux lieux de rassemblement. C'est exact, mais ils ont compté sans l'adjudant de garde qui passe, l'oeil au guet : M. de X..., M. Y..., deux jours de consigne : était encore couché trois minutes après la sonnerie du réveil.

Vite on s'habille, chacun découvre son lit, les "élèves de chambre" ouvrent toutes les fenêtres avant de sortir pour renouveler l'air, et on se sauve : ce n'est plus la tenue coquette des jours de sortie : un pantalon basané à bande bleue, un képi à turban de même couleur, une veste que recouvre une vareuse en toile bleue, plus utile qu'élégante et que l'on ôte, d'ailleurs, pour l'équitation, et les exercices au dehors.

Voilà l'uniforme d'intérieur. Une grenade jaune au collet distingue les anciens des recrues. Innovation de 1895.

A 5 heures 8 la descente bat son plein, les escaliers vomissent des colonnes serrées : ici, des groupes se rassemblent pour aller à l'équitation ; là, une compagnie descend à la sale d'escrime : plus loin, une troisième en vêtements de toile s'enfuit en courant vers le gymnase.

Suivant les heures du tableau de service, ceux-ci vont aux bains, aux douches et le reste s'engouffre dans les études.

5 heures 15, un coup de langue jeté aux quatre coins de l'horizon par le clairon et le brouhaha de tout à l'heure s'éteint subitement, les adjudants de service sont à leur poste ; l'électricité s'est allumée, partout la machine est en mouvement.

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Dans les manèges, les élèves "pilent" en cercle et sans étriers : les officiers de cavalerie rectifient les positions; les sous-maîtres jouent de la chambrière pour donner de l'allure aux chevaux et réveiller les cavaliers qui dorment encore; à l'escrime, des sous-officiers sortis de l'école de gymnastique et triés sur le volet placent leurs élèves sur la planche et il faut se secouer ; les plus forts font assaut entre eux. Les lieutenants instructeurs sont là qui surveillent. Dans le grand hall du gymnase où sont réunis les agrès les plus variés, d'autres sergents aidés d'élèves moniteurs surveillent les exercices, soutiennent les maladroits, stimulent les plus lourds : les uns grimpent, les autres sautent, c'est une agitation de fourmilière que traversent des coups de sifflet du lieutenant, ordonnant le passage des classes d'un agrès à l'autre.

Le jour s'est levé peu à peu : l'usine électrique s'arrête : une sonnerie, le rappel, et le vaste brouhaha recommence de plus belle pour une minute, c'est le café ; pendant que les anciens s'attablent avec la tranquilité des gens pour qui l'heure des affolements est passée, les infortunées recrues, debout, avalent rapidement la réconfortante boisson, mettent leur pain dans leurs poches et s'enfuient dans leurs chambres qu'il s'agit de présenter en ordre trois quarts d'heure après : c'est l'astique !

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Comment en trois quarts d'heure des collégiens de la veille arrivent-ils à pouvoir faire un lit comme un billard et une case où les effets sont artistement pliés suivant des modèles académiques, astiquer des cuirs, fair disparaître la plus minime poussière de leur fusil, mettre tout dans le plus grand état de propreté? c'est ce qui constitue pendant les trois premiers mois le mystère du dressage de la recrue affolée. On y arrive pourtant : et ceux-là mêmes qui ont eu le plus de mal à s'y mettre jettent l'année suivante des regards de profonde pitié sur le melon qui s'agite.

Moment pénible pour tous que celui de l'inspection de huit heures : les lieutenants instructeurs arrivent, examinent, épluchent et distribuent équitablement une pluie d'inspection avec la garde ou de consigne. La salle de police est réservée à la récidive et aux fautes témoignant d'inertie voulue ; la prison aux indisciplinés ; elle est inconnue dans le milieu saint-cyrien.

Mais voici l'heure des cours : jadis toute une promotion pouvait tenir dans les vastes amphithéâtres Guibert et Vauban, mais c'était l'époque des promotions de 300 à 400 élèves ; aujourd'hui et pendant trois ans elles seront de 550 à 600 ; les locaux sont insuffisants : le "demi-bataillon de droite" va donc au cours pendant que le "demi de gauche" va à l'exercice : le soir ce sera l'inverse : les professeurs en sont quittes pour parler deux fois dans la journée sur la même matière.

En parlant des cours est-il nécessaire de dire ici qu'une élite d'officiers est chargée de les professer : art et histoire militaire, tactique, tir, artillerie, fortification, administration, géographie, topographie, les innovations les plus récentes y sont exposées dès leur apparition ; et après les explications théoriques suivent, sur le terrain, dans les forts et dans les polygones, les exercices pratiques ; après l'appel à l'intelligence et à la mémoire c'est l'instruction donnée par les yeux, la plus attrayante et la plus profitable de toutes.

Les recrues suivent en plus un cours très apprécié, celui de "littérature militaire" ; or, s'il est possible qu'un élève se laisse aller à dormir pendant qu'on lui développe les beautés du nivellement topographique ou de la fortification bastionnée, il n'est pas d'exemple qu'un accès de sommeil ait été constaté à la lecture de certains passages de Marbot ou à l'évocation des pittoresques récits de Cognet.

Mais pendant qu'une moitié des Saint-Cyriens écoute attentivement, l'autre crie, commande, se démène dans la grande cour Wagram ou sur le "terrain d'Iéna".

Les Saint-Cyriens qui liront ces lignes se diront : quel est ce nouveau champ de manoeuvres? Ne cherchez pas, camarades, c'est l'ancien marchfeld. Le général de Monard qui commandait hier encore l'Ecole s'est dit que, pour beaucoup de profanes, ce nom allemand de la grande plaine qui borde le Danube et qu'illustra Napoléon en 1809, avait une consonnance fâcheuse et il l'a expulsé comme un simple journaliste.

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Kléber, sur son cheval de bronze superbement campé, domine toutes ces classes qui s'agitent en des mouvements rythmiques. L'artiste l'a représenté la tête tournée vers des régions imaginaires et montrant la direction de l'ennemi ; mais comme il regarde l'infirmerie et tend le bras vers la cour Wagram, les Saint-Cyriens ont interprété son geste autrement :

"Allez, carottiers du "Paradis", semble-t-il dire, rentrez au bataillon!" (Le paradis, c'est l'infirmerie).

Des carottiers pourtant, il ne peut guère s'en glisser dans le bâtiment que l'architecte de Mme de Maintenon édifia jadis au sommet du mouvement de terrain sur lequel se développe l'Ecole ; les "blessés" y sont toujours en assez grand nombre : entorses en sautant, coups de pied de cheval en reprise, chutes plus ou moins graves, tout cela est la menue monnaie du travail quotidien ; les fatigués, les surmenés viennent y passer quelques jours pour se remettre sur pied, et les soeurs ont fait de cet endroit privilégié une oasis où le voyageur reposé repart pour achever sa course. Aussi les élèves écrivant à un de leurs camarades à l'infirmerie ne mettent-ils jamais d'autre suscription sur leur lettre que celle-ci : M. l'officier X.... au Paradis.

"Officier" est l'appelation un peu hâtive imposée à la recrue par l'ancien. C'est un acompte platonique sur la nomination de fin d'année.

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De leurs fenêtres, coiffés du traditionnel bonnet de coton, les malades peuvent voir s'agiter sur le terrain d'Iéna la fourmilière des biens portants. Le brouhaha du commandement, les "un, deux" montent jusqu'à eux. pendant les premiers mois, chaque ancien a sa recrue, il en est le maître, l'instructeur ; il doit la présenter au capitaine de la compagnie complètement formée au travail individuel, prête à entrer dans le rang. C'est son premier apprentissage au commandement, et c'est la responsabilité qu'il prend le plus au sérieux.

Ah! les premiers dégrossissements, "le décortiquage" comme on l'appelle, la mise au port d'armes, les débuts de l'assouplissement, les fatigues de l'escrime à la baïonnette, les longues séances de trot sans étrier, quel Saint-Cyrien ne s'en souvient comme d'un cauchemar lointain ! Que de découragements surgissent aussitôt domptés, que de larmes silencieuses jailliraient, que la crainte du ridicule refoule, que de lassitudes cassant bras et jambes sont traités par l'homéopathie.

Ah! elle est bien secouée, bien mise à l'épreuve, la carcasse humaine dans la grande Ecole et si vous vous étonnez de voir en un an le changement profond qui s'est opéré dans ce jeune collégien timide, gauche, lourd et soudain transformé en soldat, dites-vous que cette transformation a été le produit d'une continuité d'efforts tels qu'il n'en est exigé nulle part.

D'ailleurs, chaque année voit disparaître ceux qui ne peuvent résister à ce redoutable entraînement. Les uns, après un séjour prolongé à l'infirmerie, sont réformés, portant dans une autre carrière le regret toujours cuisant de l'épaulette entrevue ; d'autres, après avoir essayé d'aller jusqu'au bout, tombent tout d'un coup : c'est le tribut d'ailleurs minime payé chaque année par les faibles, ceux qui croient qu'on peut choisir la carrière des armes comme on fait médecine ou son droit.

Le jour où un élève meurt, le deuil s'abat sur l'Ecole pour quelques heures : tous le suivent à sa dernière demeure, et il n'est pas de spectacle plus touchant, plus émouvant, que celui de ce cortège marchant en ordre, comme à la parade, derrière le caisson d'artillerie sur lequel le cercueil, drapé dans un drapeau tricolore, porte l'uniforme du Saint-Cyrien. Au cimetière, le capitaine de sa compagnie rappelle ce qu'était le camarade parti trop tôt, le général lui dit adieu au nom de tous et, silencieux, tous rentrent dans la grande maison où sont broyées les volontés, où sont brisés les corps, mais d'où sortiront les chefs dignes de commander.

Onze heures et demie. Les armes ont été nettoyées après l'exercice ; des cabinets d'interrogation sortent les groupes d'élèves qui viennent de passer une colle "de pompe" (instruction générale) avec les professeurs adjoints, ou de "théorie" avec les officiers instructeurs : nouvelle sonnerie et les deux réfectoires Canrobert et Mac-Mahon s'emplissent en un clin d'oeil. Debout, silencieux, les élèves attendent le coup de baguette qui leur permettra de s'asseoir, de manger et de causer.

Vingt-cinq minutes pour déjeuner : c'est plus qu'il n'en faut avec les habitudes d'allumage contractées dès le premier jour : le temps n'est plus où des brimeurs féroces obligeaient leurs malheureuses recrues à manger leurs haricots l'un après l'autre avec une spatule-curette. Le capitaine de service et le lieutenant de garde qui assistent au repas ne le permettraient plus : l'autorité pleine et entière de l'ancien sur la recrue existe toujours, elle est indispensable, mais elle ne s'exerce plus par la brimade si redoutée jadis ; à part d'inoffensives plaisanteries destinées à plier les mauvais caractères, on trouve plus trace à Saint-Cyr des terribles jeux d'antan.

On ne voit plus d'infortunés mis en demeure pendant les nuits d'hiver de singer Latude en descendant en chemise du deuxième étage dans la cour Wagram, fusil à l'épaule, à l'aide de draps noués ensemble. Les trains rentrent de Paris le dimanche soir à peu près silencieux, et les vieux de l'ancienne armée qui se rappellent les vociférations au passage des fortifications, leurs imprécations à la gare de Bellevue, disent que les jeunes gens ne savent plus s'amuser parce qu'ils ne jettent plus par les portières tout le matériel de la Compagnie de l'Ouest.

La brimade a vécu et en réalité c'est 1870 qui l'a tuée, plus que la volonté des chefs qui ont commandé l'Ecole : les générations qui sont entrées à Saint-Cyr courbées sous le pids de la défaite ont senti que ces exubérances étaient d'une autre époque et que l'officier français accusé d'avoir travaillé moins que ses voisins n'avait plus de temps à perdre.

Et chaque année depuis la lugubre année, le niveau des études a monté pendant que l'une après l'autre tombaient en désuétude les redoutables et folles traditions.

Après le déjeuner, repos : pas pour tous, car les punis vont s'aligner dans la cour d'Austerlitz et s'y livrent aux douceurs des exercices les plus variés, d'autres sont tenus de revêtir en quelques minutes la grande tenue avec armes et bagages et de se présenter propres et brillants à l'inspection de l'officier de garde. Les autres se répandent en hiver dans les salles de jeu, en été dans le petit bois.

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Les "salles de jeu", celle des anciens surtout, sont en passe de devenir de véritables musées commémoratifs : le général de Monard, guidé par cette pensée qu'il faut sans cesse parler au coeur des élèves par l'exemple, par l'image et par le souvenir, a fait placer dans ces vastes salles des plaques de marbre blanc destinées à recevoir les noms des officiers tués à l'ennemi : chaque promotion a la sienne : celles qui précèdent 1870 sont couvertes des noms emportés dans la tempêtes de l'année terrible ; celles qui suivent portent les tués dans toutes les guerres coloniales de ces vingt-cinq années et la liste en est déjà longue.

Auprès d'elles un bronze envoyé par la promotion symbolise le nom qui lui a été donné à son départ de l'Ecole ; bientôt toutes seront représentées depuis la promotion de Crimée-Sébastopol à laquelle appartiennent les survivants qui s'appellent Hervé, Brault, Caillard, Faverot, Jollivet, Guerrier et leur chef de file qui s'appelait Boulanger, jusqu'aux jeunes du Soudan, de Jeanne d'Arc et d'Alexandre III.

Quant au petit bois, c'est le réduit charmant de l'Ecole et le coin de prédilection des élèves pendant la belle saison : il sépare le terrain d'Iena du champ de tir, du polygone d'artillerie et de la carrière où se célèbre le triomphe.

La moitié de la journée se termine, il serait inutile de décrire l'autre.

Le tableau de service militaire empoigne à partir d'une heure ceux qu'il avait laissés le matin à leur cours, à leurs études et à leurs interrogations, et réciproquement la direction des études s'empare de ceux qui ont "pivoté" le matin sur le terrain de manoeuvres.

C'est la succession ininterrompue de ces efforts intellectuels et physiques qui est la caractéristique de la vie de Saint-Cyr, et c'est peut-être à cette alternance de fatigues qu'il faut attribuer le bon état de santé de ce millier de jeunes gens.

Tout ce que nous venons de voir a rait au service d'hiver ; beaucoup plus agréable est le service d'été qui permet de se répandre au dehors.

Alors c'est le matin, à cinq heures, que le bataillon et l'escadron partent clairons sonnants dans toutes les directions ; le "service en campagne" est certainement la partie de l'instruction qui intéresse le plus les futurs officiers et ils y apportent une ardeur et un entrain extraordinaires : quand l'ennemi est représenté surtout et qu'on lutte compagnie contre compagnie, l'amour-propre se met de la partie, alors les patrouilles ont des glissements de Peaux-Rouges dans le bois d'Arcy et dans le ravin de Bouviers, les sentinelles dissimulées veillent aussi consciencieusement que si eles s'attendaient à voir surgir un casque à pointe : on se cherche, on se trouve, on se poursuit avec une patience d'Apache et quel plaisir quand un maladroit se fait pincer, quand une troupe a pu occuper une position sans être vue ; là les élèves remplissent successivement tous les emplois : les gradés rentrent dans le rang afin que chacun à son tour puisse faire oeuvre de chef et c'est dans cette partie de l'instruction que les officiers instructeurs jugent le mieux les élèves qu'ils ont à noter.

Pendant que quatre compagnies manoeuvrent dans les bois et les villages, quatre autres se partagent le terrain de Satory ; là c'est le combat proprement dit dont le mécanisme s'exécute ; la cavalerie y évolue, s'y exerce aux charges en fourrageurs et en muraille ; on y voisine avec les régiments du camp et quand la cavalerie de Paris, de Versailles et de Saint-Germain vient y manoeuvrer par brigades c'est un enseignement pour tous.

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D'autres matins, c'est la topographie qui devient maîtresse de l'emploi du temps : alors en avant planchettes, alidades et boussoles : on ne voit plus par les routes qu'élèves en station, visant, dessinant, calculant des cotes ou mesurant des angles ; le dessin d'imitation offre plus d'agréments, le point de vue trouvé, les compagnies s'arrêtent, chaque élève s'installe sur un pliant et essaye de faire honneur de son mieux aux lois de la perspective.

Mais où vont ces groupes conduits par des officiers des armes spéciales ; suivez-les : ceux-ci vont à la batterie et servent les pièces de siège, de place et de campagne ; ceux-là s'acheminent vers le polygone des Chantiers, près de

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Versailles, et vous voyez les élèves mettant habit bas, se déployer derrière un tracé de redoute ou de tenaille ; à un signal donné ils se mettent à jouer de la pioche et de la pelle, et en une demi-heure ils ont creusé une tranchée-abri dans laquelle ils apprennent à s'installer et à tirer.

D'autres fabriquent des fascines et des gabions pour le revêtement d'ouvrages plus importants ; mais quelle est cette explosion qui vient de soulever là-bas un épais nuage de poussière et de terre ? c'est une expérience de dynamite ou de mélinite exécutée par eux ; on leur a appris à couper des rails, à ouvrir un passage dans une palissade, à éventrer un mur ; un peu plus loin ils regardent jeter un pont rapide pour faire passer des troupes légères, un pont de bateaux pour les cavaliers et les canons, un pont de fer pour les trains.

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Un autre groupe descend dans les puits de mine et les rameaux souterrains dont le génie a taraudé tout un polygone du plateau, et les professeurs adjoints allant de groupe en groupe expliquent, démontrent et interrogent ppour empêcher les distractions.

Puis, c'est la visite du fort de Saint-Cyr, les pérégrinations à travers le dédale de ses couloirs, la manoeuvre de la tourelle en acier, la descente des caponnières.

Un autre jour, le commandant Renard vient de Meudon, avec une partie de du parc aérostatique, et c'est un des spectacles les plus avidement accueillis. Un ballon est gonflé en une demi-heure sur le champ de tir et fait dix ou douze ascensions emmenant à chacune d'elles quelques élèves privilégiés.

Et pour couronner l'instruction pratique, c'est le séjour de quinze jours au camp de Châlons.

C'est le moment attendu avec le plus d'impatience : les Saint-Cyriens sont ravis d'aller au camp : ils couchent sous la tente et n'ont pas tous leurs aises, on y trotte ferme, c'est certain, mais le soir, à partir de six heures, ils sont libres jusqu'à l'appel et bien que Mourmelon ne soit pas un centre d'attraction de premier ordre, ce premier apprentissage de la liberté a pour tous une saveur particulière.

Et puis il y a la route faite à pied, en deux colonnes, d'Epernay à Châlons et à Reims. L'élève portant le sac chargé saura plus tard, en se souvenant de ces deux étapes, ce qu'il peut demander au soldat en marche ; ayant pris le café dans les ustensiles de campagne, sur les bords de la route, il ne sera pas trop inexpérimenté à son régiment pendant les grandes manoeuvres.

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Au camp ce sont les tirs qui occupent toutes les matinées ; le polygone de l'Ecole n'ayant que six cents mètres ne permet pas d'utiliser les grandes portées du fusil actuel ; on se dédommage au camp de Châlons en tirant sur toute espèce de buts à toutes les distances possibles ; le tir au canon s'exécute avec toutes les pièces de tous calibres, pièces de siège, de place et de campagne, et lorsqu'un tir est fini, la visite aux objectifs permet aux collectionneurs de rapporter des éclats ou des fusées qu'ils mettront comme presse-papier sur leur bureau de sous-lieutenant.

La fête qui termine le séjour au camp est d'une gaieté folle, retraite aux flambeaux improvisée, chants, fusées, autodafé d'une silhouette ont lieu pendant que joue la musique d'un régiment voisin.

Mais la fête par excellence de Saint-Cyr, celle qui clôt l'année militaire proprement dite et ouvre la période des examens, c'est le triomphe. Jadis, le triomphe n'avait lieu que quand un élève heureux ou adroit avait, dans le tir au canon, mis une bombe dans le tonneau. Alors le cannonier d'occasion était traîné en triomphe par ses camarades sur un ciasson couvert de branchage, il adressait une allocution aux recrues massées autour de lui et donnait un nom à leur promotion.

Aujourd'hui le "triomphe" est tout ce qu'on peut imaginer de plus drôle comme exhibitions, de plus varié comme costumes, de plus vivant comme activité. En moins de vingt-quatre heures, car les études n'en doivent pas souffrir, chaque élève s'est confectionné un costume ; des kilomètres de papiers et d'étoffes de toutes couleurs, les instruments les plus extraordinaires, les accessoires les plus hétéroclites encombrent les études. Chaque compagnie tient à honneur de se distinguer ; celle-ci met en action la guerre du Dahomey, celle-là le conflit sino-japonais : l'une d'elles se déguisera en nourrices parce que son capitaine et son lieutenant ont eu un enfant le même jour, celle-là exhibera tous ses membes en demoiselles de Saint-Cyr et l'inspection générale passée par Mme de Maintenon rappellera dans une amusante parodie les plus récentes recommandations du général-inspecteur. Les cavaliers jettent au milieu de cette gaieté la note particulière de leur ardeur ou de leur brio, soit comme chanteurs de la Garde russe, soit comme gentlemen en habits rouges d'une impeccable correction. Le soir, des baraques éclairées à l'électricité s'installent sous les arbres et une centaine de Polytechniciens invités fraternellement s'y pressent au milieu de leurs camarades d'un jour pour y entendre une Yvette Guilbert très réussie, ou voir des lutteurs, des ombres chinoises, ou des ballets : et quels ballets !...

L'un de ceux qui amusèrent le plus les promotions de 1893-1895 s'appelait Becker !... Etait-il souple, gai, bon vivant ? et que de drôleries il débita en ce triomphe de l'autre année 8

En sortant de l'Ecole il choisit l'infanterie de marine. Il est mort à Andriba, tué par la fièvre, à vingt et un ans. Pauvre Becker ! Il était bien Français et bien Saint-Cyrien celui-là, avec sa gaieté de bon aloi, son amour du soldat et ses rêves de jeune gloire !

Et quand, les examens terminés, les anciens quittent l'Ecole, quand ils se pressent pour la dernière fois sur la grimpette de la gare, heureux de sentir l'espace devant eux, ne vous méprenez pas sur les cris de joie du départ ; il y a au fond des coeurs une émotion profonde et l'embryon d'un regret qui ira grandissant. La vieille Ecole les tient par le souvenir, la solidarité, la communauté des fatigues et des travaux, tous ces jeunes gens qu'elle enserra si étroitement dans ses hautes murailles : elle a mis au front de chacun d'eux l'empreinte indélébile qui fera toujours du sous-lieutenant né d'hier à la vie militaire le camarade du général sorti trente ans auparavant.

Et quand il arrive dans son régiment, ne vous figurez pas que le Saint-Cyrien n'a d'autre ambition que de devenir un bon instructeur ou de se révéler parfait manoeuvrier ; non, il sait, il sent, aujourd'hui, qu'il a d'autres devoirs à remplir ; on lui a parlé de son rôle social, rôle nouveau, rôle moderne, né du service obligatoire et personnel.

"Le service obligatoire, a dit M. de Vogué, jouera un rôle décisif dans notre reconstitution sociale ; ses bénéfices seront dans un avenir prochain : la fusion des dissidences politiques, la restauration de l'esprit de sacrifice dans les classes aisées, de l'esprit de discipline dans les classes populaires ; bref, de toutes les vertus qui repoussent toujours à l'ombre du drapeau."

Certes les orages que traverse aujourd'hui notre société ne semblent pas indiquer que la prophétie soit prochainement réalisable en ce qui concerne les dissidences politiques ; mais quelle influence est appelée à exercer le corps d'officiers s'il comprend que cette restauration sociale rêvée par l'éminent écrivain doit être son oeuvre !

Aussi a-t-on dit et répété au Saint-Cyrien pendant ses deux années d'école : "Tous les Français passent aujourd'hui entre nos mains ; tous reçoivent notre empreinte à un âge où elle est profonde ; il dépend de vous qu'elle soit salutaire et durable : prêchez d'abord d'exemple aux yeux de ces jeunes gens venus de partout, et forcez leur estime par vos qualités de caractère et la dignité de votre vie ; infusez dans leurs âmes le sentiment de l'honneur ; gravez dans leurs coeurs le culte du drapeau ; faites-leur comprendre la nécessité de la discipline et par la puissance de votre conviction même, faites passer dans leur esprit le respect de l'autorité, base de tout ordre social aussi bien que de toute armée. Enfin aimez-les, ces soldats que la Patrie vous confie, gagnez leur affection et faites qu'en rentrant dans leurs foyers ils ne gardent du régiment et de leurs chefs qu'un souvenir affectueux et réconfortant."

Soyez convaincu que le Saint-Cyrien a compris ces conseils et les appliquera.

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Oui, je vous assure qu'il est peu de satisfactions comparables à celle d'avoir vécu quelques années au mileiu de cette jeunesse croyante, généreuse et loyale, d'avoir jeté dans quelques promotions la semence féconde qui fait des hommes de devoir et prépare des chefs pour demain. Chaque année, en voyant une promotion se disperser aux qutre vents de France on se dit : "C'est peut-être de ceux-là que sortira le général vainqueur !"

Et elle est affectueuse, la dernière étreinte qui réunit les instructeurs et les futurs sous-lieutenants.

Ils n'ont pas le culte du siècle, ceux-là, ils ne sont pas venus chercher la fortune dans les rangs de l'armée et beaucoup d'entre eux y connaîtront la gêne dorée, la plus pesante de toutes. Pourtant ils partent enthousiastes et pleins de foi. C'est qu'on leur a mis au coeur une petite flamme...

N'essayez pas de l'éteindre, sceptiques, car c'est d'elle que la France, la vraie France renaîtra !


Capitaine DANRIT

Le Pouliguen, janvier 96



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